La plupart des traditions et la science se rejoignent pour considérer que
l’homme est dépositaire d’un patrimoine qui récapitule les différentes étapes
de l’évolution dans une synthèse actuellement non dépassée. Au cours des neuf mois
qui séparent la conception à la naissance, le fœtus humain réactualise, à son
niveau, les acquisitions successives des différents règnes.
De la même façon, notre cerveau est constitué d’un
cerveau reptilien dans lequel le patrimoine des reptiles gouverne nos
automatismes et d’un cerveau limbique qui commande nos réactions d’attraction
et de répulsion, de plaisir et de déplaisir, et que nous partageons avec les
mammifères supérieurs. L’unique partie proprement humaine, au niveau
biologique, de notre cerveau est le néo-cortex avec ses extraordinaires
possibilités intellectuelles.
L’homme porte en lui l’animalité
L’homme partage avec les animaux les instincts de
conservation et de reproduction et un certain nombre de mécanismes vitaux, qui
sont la base même du comportement animal. Certaines traditions formulent cela
en disant que l’être humain a un moi animal, autrement dit qu’en nous habite un
animal.
Quelles caractéristiques l’être humain a-t-il en
commun avec les animaux ? La priorité donnée au plaisir, c’est-à-dire à la
satisfaction des besoins immédiats sur la satisfaction des besoins à moyen et
long terme ; le fait de ne consentir un effort que pour obtenir une
satisfaction et un plaisir immédiats ; la nécessité, une fois le besoin
assouvi, d’une nouvelle insatisfaction due à l’apparition d’un nouveau besoin
pour se mettre en branle et redevenir actif. Tout cela constitue pour l’animal
un comportement normal et naturel adapté. L’attitude des félins, chat, lion,
etc., chez lesquels de longues périodes d’inactivité alternent avec de brèves
périodes d’activité intense, en est une bonne illustration.
Une autre caractéristique de l’animal est sa
difficulté à faire sien, à intérioriser et intégrer ce qui lui vient de
l’extérieur. Ainsi, il est très malaisé pour un chien d’utiliser au service de
ses besoins propres ce qu’il a appris en séances de dressage. Il ne s’approprie
pas, par exemple, de lui-même, une façon plus efficace de franchir un obstacle,
apprise au cours du dressage. Il n’en devient capable qu’après un
conditionnement prolongé, sauf chez des animaux très supérieurs, comme le
dauphin. L’animal est en cela semblable à un élève qui ne peut écrire ou lire
qu’à l’école, incapable donc de s’approprier le langage écrit. L’animal ne peut
appliquer la nouveauté que par imitation et non par intégration. C’est
pourquoi, si l’animal est domesticable, il ne peut dépasser un certain seuil et
l’initiation n’est possible qu’au niveau humain car elle implique discernement
et autonomie de la conscience.
Une part importante de l’éducation des enfants n’est
pas sans analogie avec la domestication : elle concerne l’apprentissage
d’automatismes qui permettent l’acquisition d’une discipline au niveau du moi
animal, condition nécessaire pour qu’une fois actualisé le moi animal, l’être
humain puisse ensuite s’en arracher et le dépasser. L’acquisition de réflexes
conditionnés, tels que ceux que visent à installer les exercices anti-incendie,
par exemple, est également utile, voire indispensable, pour éviter la panique
dans certaines situations.
Cependant si l’éducation se limite à ce
conditionnement, elle enferme l’enfant dans son moi animal qui reste son unique
moteur. Il ne réagit plus qu’à la récompense immédiate et il s’instaure un
processus de chantage dans lequel le désir de faire plaisir ne fait que servir
le moi animal qui s’hypertrophie. Les moyens et l’intelligence proprement
humains se mettent alors à son service. Ses ressources étant infiniment plus
importantes que celles de n’importe quel animal, l’être humain dominé par lui
devient plus rusé, plus cruel et plus égoïste qu’aucun représentant du règne
animal. Son animalité devenue bestialité, il est capable de toutes les
atrocités. Non content de domestiquer ses congénères, de les enrégimenter, de
les niveler, comme l’histoire des régimes totalitaires nous en fournit des
exemples, il s’attelle à la destruction de sa propre espèce, dans les camps de
concentration ou autres goulags.
L’homme ne se réduit pas à
l’animalité
Les Grecs concevaient l’homme de façon ternaire, fait
de l’interaction entre trois sphères : soma ou corps physique, psyché ou
psychisme, nous ou esprit. Au-dessus de nous, se situe le Soi divin. Le moi
animal de l’homme se situe au niveau de l’interférence entre soma et psyché. Il
concerne la relation de sa conscience avec son corps, ses énergies vitales et,
au niveau des émotions, tout ce qui concerne ses réactions instinctives
d’agressivité Le moi humain se situe à la zone de convergence entre psyché et
nous, au contact de la conscience avec le monde des sentiments, de la raison et
de l’intuition. Si on fait l’effort de déplacer sa conscience du moi animal au
moi humain, on change de palier et de cadre de représentation. Si on place sa
conscience dans le Soi divin et l’unité transcendante, on vit à nouveau un
changement de palier et de vision. L’être humain passe avec une facilité
déconcertante du moi humain au moi animal et inversement. Les états de crise et
la confusion qui les accompagnent sont des moments où la conscience, située
entre deux paliers, est démunie des repères qu’ils lui offrent.
Certains animaux utilisent des outils, un caillou pour
casser une noix, par exemple mais, une fois la noix mangée, ils laissent tomber
l’outil et l’oublient immédiatement. L’homme a gardé le caillou et se l’est approprié,
car il est capable d’anticipation, de projection, d’abstraction ; il peut
imaginer une situation ultérieure dans laquelle le même outil pourra lui être
utile. L’animal est dans l’incapacité de se représenter ce qui est absent.
L’être humain peut se représenter, ressentir des choses qui ne sont pas
présentes. L’imagination, faculté que possède l’être humain, est cette capacité
de se représenter l’absence et de concevoir l’existence d’autre chose que de
l’immédiat. C’est elle qui permet d’intégrer le temps, de planifier, de faire
des projets, de pouvoir attendre des résultats qui ne soient pas immédiats, et
qui lui confère la capacité de maîtriser ses pulsions. Ainsi, l’obtention d’un
diplôme exige une auto-discipline qui vient de l’intérieur et non plus de
l’extérieur. Devenu capable de patience, l’être humain acquiert des qualités
qu’il peut ensuite mettre en œuvre dans d’autres circonstances et pour d’autres
finalités.
Il s’agit là non de la patience de l’animal qui guette
sa proie mais de celle, qui suppose la foi, face à une situation dont l’issue
est incertaine. Patience révélatrice des aptitudes de l’être humain à la
métaphysique et des moyens spirituels qui sont les siens, bien qu’il ne les
maîtrise pas ; liée à la capacité de se maîtriser. Toutes les voies
utilisent pour cela des exercices d’auto-limitation volontaire, comme le jeûne
par exemple, dans un travail de déconditionnement - et non de rejet-
biologique. L’apprentissage de l’auto-contrainte se fait à travers l’imposition
d’entraves volontaires qui permettent d’atteindre l’empire sur soi-même.
L’animal peut supporter d’énormes contraintes lorsqu’il ne peut faire
autrement, l’être humain se les impose, parce qu’il a l’intuition de ce qui est
au-delà de la condition humaine, pour se dépasser lui-même.
De la même façon, le sens de l’autre, l’aptitude à
communiquer avec lui, impliquent qu’on se le représente, qu’on se mette à sa
place, ce qui est impossible à l’animal qui ne peut se situer que par rapport à
lui-même. L’enfant ou l’adulte infantile étant, comme l’animal, incapable de
cette démarche, c’est l’autre toujours (en qui il voit la cause de ses
souffrances) qui devra se mettre à leur place.
Il est parfois difficile de concilier besoins à courts
et à longs termes. Là se situe le conflit propre à l’homme, entre la
satisfaction de besoins immédiats, propre à l’animal, et celle, différé, de
besoins à long terme. Le moi humain nous impose alors d’assumer la
contradiction, en prenant, à tout instant, des décisions. En état de
dépendance, je perds mon moi humain dont le propre, lorsqu’il est face à la
contradiction, est de prendre une décision et non pas d’y errer à la dérive. Un
singe à qui on donne une troisième banane alors qu’il en a déjà une dans chaque
main est réduit à l’impuissance. Il est en effet incapable de lâcher l’une
d’entre elles, parce que son envie de posséder est si forte qu’il ne peut
envisager de la perdre, ne comprenant pas que la lâcher lui permettrait de
thésauriser. Lâcher pour avoir plus n’est pas une attitude qu’il pourra avoir
de lui-même, parce qu’il ne peut résoudre pareille contradiction. C’est dans la
gestion de l’ambiguïté et des contradictions que se crée le moi humain, alors
que l’animal, en parfaite coïncidence avec lui-même n’a pas de contradictions à
gérer.
En effet, le processus mental de rupture qui a fait de
nous des êtres humains, en nous permettant d’adopter la station verticale, est
le même qui nous a permis de séparer le sujet de l’objet et d’accéder à l’usage
de la raison. Ainsi s’est créée en nous une dichotomie qui est la source de
tous nos problèmes mais dont le dépassement est le seul moyen que nous ayons de
devenir véritablement humains.
Gérer l’animal dans l’homme
Or, le moi animal n’aime pas l’exigence et, s’il n’est
pas sollicité, refuse l’effort. Aussi pousse-t-il à nier la contradiction
plutôt qu’à l’assumer. Ayant besoin d’être rassuré, il crée, sur le plan mental
ou intellectuel, des catégories cloisonnantes et source d’exclusion, à
l’origine de tous les dogmatismes, qui dispensent de gérer les contradictions
et les incertitudes.
Un menhir est ainsi un objet diabolique, qui devient
bon une fois christianisé, lorsqu’a été apposée une croix dessus. Cependant il
n’est pas bon en soi mais seulement parce que je me le suis approprié. Les
peuples de la même façon ne sont respectables que s’ils deviennent comme moi.
Je respecte non pas les peuples, mais moi en eux. Ainsi, sont réunies les bases
du rejet d’autrui et de la xénophobie, car, et c’est là un mécanisme animal, on
veut se retrouver soi-même dans l’autre mais non l’autre en soi. L’attitude
spécifiquement humaine implique que je respecte autrui, non parce qu’il est
comme moi mais parce qu’il est autre. En niant son altérité, je lui enlève son
caractère sacré et je perds la capacité propre à la conscience humaine de
sortir de soi, autrement dit d’accéder à la dimension du sacré.
De la même façon, dans le cadre de la morale
judéo-chrétienne, nous avons vécu dans une logique d’évacuation et de
répression : je ne suis pas mon corps, je le nie ; je ne suis pas mes
émotions, je les nie. Nous avons privilégié la forme sur le fond : il
fallait à tout prix éviter d’être pris en flagrant délit de péché et se
conformer en conséquence à des comportements permettant de se protéger et de
n’être pas critiquable ; garder l’apparence de la sérénité et de la force
sans se livrer, en cachant les difficultés et les conflits intérieurs, qui n’en
étaient pas moins présents pour être camouflés ou refoulés.
La marmite a fini par exploser et, dans les années
soixante, on a renversé la vapeur en privilégiant le fond sur la forme. Mais,
sans forme adéquate pour recevoir les problèmes de fond, ce qui devait être
libération n’a été que défoulement. En se réappropriant le corps par l’instinct
- sexe, nourriture - et en sacrifiant au seul plaisir, on perd le contrôle et
on se retrouve en état de totale dépendance, comme l’est un animal.
Ni l’abandon au moi animal ni sa répression ne sont
des voies humaines. Il nous faut partir de ce qui nous sommes et trouver les
moyens qui permettent de le dépasser en l’intégrant.
Intégrer et dépasser le moi animal
Il nous faut réapprendre, entre autres, à accepter
l’échec et à tirer partie de nos fragilités, car, bien que nous l’ayons oublié,
c’est grâce à eux que nous évoluons. Au cours d’un stage "vaincre la
peur", pour mettre cela en évidence, nous avons proposé aux participants
l’exercice de ballon suivant : il s’agissait de faire des passes avec la
tête dans un cercle où chacun se tenait par la main. D’abord convaincus de
l’impossibilité de réaliser plus de quelques passes, les participants, mis en
confiance, se reliant, comprenant les fragilités des uns et des autres et la
façon de s’entraider, arrivèrent à vingt, trente passes... Ils se sont rendus
compte que nous pouvons faire beaucoup plus que ce que croyait l’animal en
nous. En accumulant les handicaps - des seaux d’eau près des jambes, par
exemple, qu’on ne devait pas renverser - ils se sont aperçus que plus les
handicaps se multiplient, plus on devient adroit. En faisant croître l’exigence,
les handicaps, s’ils sont acceptés, suscitent nos qualités, nous amènent à
donner le meilleur de nous-mêmes et favorisent la qualification. Ils donnent un
cadre donc la forme. Pourquoi se sentir opprimé par le seau (qui devient
ensuite inutile), puisqu’il permet d’atteindre le geste juste ? Alors que
considérer le handicap comme un obstacle à l’évolution interdit celle-ci.
Le culte de la perfection et de la force est si
puissant que nous n’acceptons pas de reconnaître nos faiblesses. ni de les
montrer, de peur qu’autrui n’en profite pour nous manipuler et nous détruire. A
partir du moment où je les assume, je me renforce pour les dépasser, tel un
coureur qui fait des exercices pour combattre la fragilité de ses chevilles.
Notre moi animal, comme notre éducation, nous poussent à masquer nos
fragilités, à travailler nos points forts dans la conviction erronée qu’on peut
compenser une fragilité par une qualité. Alors qu’il faut vaincre la fragilité
pour que nos qualités puissent s’exprimer au mieux au lieu d’être entravées.
Toutes les techniques spirituelles d’Orient et
d’Occident consistent, non à évacuer le moi animal mais à l’apprivoiser et à
l’intégrer au service du moi humain, en dépassant les contradictions. Le yoga,
le taï chi, etc, sont des voies pour se réapproprier le corps en l’humanisant
et en le mettant au service d’une quête supérieure. Respecté, celui-ci devient
un serviteur intelligent et harmonieux, source d’autres énergies et d’autres
sensations que celles qu’on peut tirer du corps animal avachi.
Séparation puis réintégration dans un nouvel état de
conscience : le circuit propre à la démarche humaine est alors bouclé. On
était un avec son moi animal, on était comme un animal. On s’est ensuite
séparé, on a pris de la distance, on a créé l’absence, on est devenu humain.
Ensuite, en se réincorporant par le haut ce dont on s’était séparé, on
développe sa spiritualité. On dépasse alors sa nature humaine et on se
réintègre à une unité, non parce qu’on a éliminé la dualité, mais parce que la
relation est d’ordre harmonieuse. Toutes les voies spirituelles sont des voies
de réintégration à l’unité après acquisition du moi humain. Ceux qui
parviennent à ce stade retrouvent la sensibilité de l’animal à la nature, mais
dans un plan de conscience supérieur.
Fernand SCHWARZ