mardi 3 juin 2014

De l'Homme-Animal à l'Homme ...





La plupart des traditions et la science se rejoignent pour considérer que l’homme est dépositaire d’un patrimoine qui récapitule les différentes étapes de l’évolution dans une synthèse actuellement non dépassée. Au cours des neuf mois qui séparent la conception à la naissance, le fœtus humain réactualise, à son niveau, les acquisitions successives des différents règnes.
De la même façon, notre cerveau est constitué d’un cerveau reptilien dans lequel le patrimoine des reptiles gouverne nos automatismes et d’un cerveau limbique qui commande nos réactions d’attraction et de répulsion, de plaisir et de déplaisir, et que nous partageons avec les mammifères supérieurs. L’unique partie proprement humaine, au niveau biologique, de notre cerveau est le néo-cortex avec ses extraordinaires possibilités intellectuelles.
L’homme porte en lui l’animalité
L’homme partage avec les animaux les instincts de conservation et de reproduction et un certain nombre de mécanismes vitaux, qui sont la base même du comportement animal. Certaines traditions formulent cela en disant que l’être humain a un moi animal, autrement dit qu’en nous habite un animal.
Quelles caractéristiques l’être humain a-t-il en commun avec les animaux ? La priorité donnée au plaisir, c’est-à-dire à la satisfaction des besoins immédiats sur la satisfaction des besoins à moyen et long terme ; le fait de ne consentir un effort que pour obtenir une satisfaction et un plaisir immédiats ; la nécessité, une fois le besoin assouvi, d’une nouvelle insatisfaction due à l’apparition d’un nouveau besoin pour se mettre en branle et redevenir actif. Tout cela constitue pour l’animal un comportement normal et naturel adapté. L’attitude des félins, chat, lion, etc., chez lesquels de longues périodes d’inactivité alternent avec de brèves périodes d’activité intense, en est une bonne illustration.
Une autre caractéristique de l’animal est sa difficulté à faire sien, à intérioriser et intégrer ce qui lui vient de l’extérieur. Ainsi, il est très malaisé pour un chien d’utiliser au service de ses besoins propres ce qu’il a appris en séances de dressage. Il ne s’approprie pas, par exemple, de lui-même, une façon plus efficace de franchir un obstacle, apprise au cours du dressage. Il n’en devient capable qu’après un conditionnement prolongé, sauf chez des animaux très supérieurs, comme le dauphin. L’animal est en cela semblable à un élève qui ne peut écrire ou lire qu’à l’école, incapable donc de s’approprier le langage écrit. L’animal ne peut appliquer la nouveauté que par imitation et non par intégration. C’est pourquoi, si l’animal est domesticable, il ne peut dépasser un certain seuil et l’initiation n’est possible qu’au niveau humain car elle implique discernement et autonomie de la conscience.
Une part importante de l’éducation des enfants n’est pas sans analogie avec la domestication : elle concerne l’apprentissage d’automatismes qui permettent l’acquisition d’une discipline au niveau du moi animal, condition nécessaire pour qu’une fois actualisé le moi animal, l’être humain puisse ensuite s’en arracher et le dépasser. L’acquisition de réflexes conditionnés, tels que ceux que visent à installer les exercices anti-incendie, par exemple, est également utile, voire indispensable, pour éviter la panique dans certaines situations.
Cependant si l’éducation se limite à ce conditionnement, elle enferme l’enfant dans son moi animal qui reste son unique moteur. Il ne réagit plus qu’à la récompense immédiate et il s’instaure un processus de chantage dans lequel le désir de faire plaisir ne fait que servir le moi animal qui s’hypertrophie. Les moyens et l’intelligence proprement humains se mettent alors à son service. Ses ressources étant infiniment plus importantes que celles de n’importe quel animal, l’être humain dominé par lui devient plus rusé, plus cruel et plus égoïste qu’aucun représentant du règne animal. Son animalité devenue bestialité, il est capable de toutes les atrocités. Non content de domestiquer ses congénères, de les enrégimenter, de les niveler, comme l’histoire des régimes totalitaires nous en fournit des exemples, il s’attelle à la destruction de sa propre espèce, dans les camps de concentration ou autres goulags.
L’homme ne se réduit pas à l’animalité
Les Grecs concevaient l’homme de façon ternaire, fait de l’interaction entre trois sphères : soma ou corps physique, psyché ou psychisme, nous ou esprit. Au-dessus de nous, se situe le Soi divin. Le moi animal de l’homme se situe au niveau de l’interférence entre soma et psyché. Il concerne la relation de sa conscience avec son corps, ses énergies vitales et, au niveau des émotions, tout ce qui concerne ses réactions instinctives d’agressivité Le moi humain se situe à la zone de convergence entre psyché et nous, au contact de la conscience avec le monde des sentiments, de la raison et de l’intuition. Si on fait l’effort de déplacer sa conscience du moi animal au moi humain, on change de palier et de cadre de représentation. Si on place sa conscience dans le Soi divin et l’unité transcendante, on vit à nouveau un changement de palier et de vision. L’être humain passe avec une facilité déconcertante du moi humain au moi animal et inversement. Les états de crise et la confusion qui les accompagnent sont des moments où la conscience, située entre deux paliers, est démunie des repères qu’ils lui offrent.
Certains animaux utilisent des outils, un caillou pour casser une noix, par exemple mais, une fois la noix mangée, ils laissent tomber l’outil et l’oublient immédiatement. L’homme a gardé le caillou et se l’est approprié, car il est capable d’anticipation, de projection, d’abstraction ; il peut imaginer une situation ultérieure dans laquelle le même outil pourra lui être utile. L’animal est dans l’incapacité de se représenter ce qui est absent. L’être humain peut se représenter, ressentir des choses qui ne sont pas présentes. L’imagination, faculté que possède l’être humain, est cette capacité de se représenter l’absence et de concevoir l’existence d’autre chose que de l’immédiat. C’est elle qui permet d’intégrer le temps, de planifier, de faire des projets, de pouvoir attendre des résultats qui ne soient pas immédiats, et qui lui confère la capacité de maîtriser ses pulsions. Ainsi, l’obtention d’un diplôme exige une auto-discipline qui vient de l’intérieur et non plus de l’extérieur. Devenu capable de patience, l’être humain acquiert des qualités qu’il peut ensuite mettre en œuvre dans d’autres circonstances et pour d’autres finalités.
Il s’agit là non de la patience de l’animal qui guette sa proie mais de celle, qui suppose la foi, face à une situation dont l’issue est incertaine. Patience révélatrice des aptitudes de l’être humain à la métaphysique et des moyens spirituels qui sont les siens, bien qu’il ne les maîtrise pas ; liée à la capacité de se maîtriser. Toutes les voies utilisent pour cela des exercices d’auto-limitation volontaire, comme le jeûne par exemple, dans un travail de déconditionnement - et non de rejet- biologique. L’apprentissage de l’auto-contrainte se fait à travers l’imposition d’entraves volontaires qui permettent d’atteindre l’empire sur soi-même. L’animal peut supporter d’énormes contraintes lorsqu’il ne peut faire autrement, l’être humain se les impose, parce qu’il a l’intuition de ce qui est au-delà de la condition humaine, pour se dépasser lui-même.
De la même façon, le sens de l’autre, l’aptitude à communiquer avec lui, impliquent qu’on se le représente, qu’on se mette à sa place, ce qui est impossible à l’animal qui ne peut se situer que par rapport à lui-même. L’enfant ou l’adulte infantile étant, comme l’animal, incapable de cette démarche, c’est l’autre toujours (en qui il voit la cause de ses souffrances) qui devra se mettre à leur place.
Il est parfois difficile de concilier besoins à courts et à longs termes. Là se situe le conflit propre à l’homme, entre la satisfaction de besoins immédiats, propre à l’animal, et celle, différé, de besoins à long terme. Le moi humain nous impose alors d’assumer la contradiction, en prenant, à tout instant, des décisions. En état de dépendance, je perds mon moi humain dont le propre, lorsqu’il est face à la contradiction, est de prendre une décision et non pas d’y errer à la dérive. Un singe à qui on donne une troisième banane alors qu’il en a déjà une dans chaque main est réduit à l’impuissance. Il est en effet incapable de lâcher l’une d’entre elles, parce que son envie de posséder est si forte qu’il ne peut envisager de la perdre, ne comprenant pas que la lâcher lui permettrait de thésauriser. Lâcher pour avoir plus n’est pas une attitude qu’il pourra avoir de lui-même, parce qu’il ne peut résoudre pareille contradiction. C’est dans la gestion de l’ambiguïté et des contradictions que se crée le moi humain, alors que l’animal, en parfaite coïncidence avec lui-même n’a pas de contradictions à gérer.
En effet, le processus mental de rupture qui a fait de nous des êtres humains, en nous permettant d’adopter la station verticale, est le même qui nous a permis de séparer le sujet de l’objet et d’accéder à l’usage de la raison. Ainsi s’est créée en nous une dichotomie qui est la source de tous nos problèmes mais dont le dépassement est le seul moyen que nous ayons de devenir véritablement humains.
Gérer l’animal dans l’homme
Or, le moi animal n’aime pas l’exigence et, s’il n’est pas sollicité, refuse l’effort. Aussi pousse-t-il à nier la contradiction plutôt qu’à l’assumer. Ayant besoin d’être rassuré, il crée, sur le plan mental ou intellectuel, des catégories cloisonnantes et source d’exclusion, à l’origine de tous les dogmatismes, qui dispensent de gérer les contradictions et les incertitudes.
Un menhir est ainsi un objet diabolique, qui devient bon une fois christianisé, lorsqu’a été apposée une croix dessus. Cependant il n’est pas bon en soi mais seulement parce que je me le suis approprié. Les peuples de la même façon ne sont respectables que s’ils deviennent comme moi. Je respecte non pas les peuples, mais moi en eux. Ainsi, sont réunies les bases du rejet d’autrui et de la xénophobie, car, et c’est là un mécanisme animal, on veut se retrouver soi-même dans l’autre mais non l’autre en soi. L’attitude spécifiquement humaine implique que je respecte autrui, non parce qu’il est comme moi mais parce qu’il est autre. En niant son altérité, je lui enlève son caractère sacré et je perds la capacité propre à la conscience humaine de sortir de soi, autrement dit d’accéder à la dimension du sacré.
De la même façon, dans le cadre de la morale judéo-chrétienne, nous avons vécu dans une logique d’évacuation et de répression : je ne suis pas mon corps, je le nie ; je ne suis pas mes émotions, je les nie. Nous avons privilégié la forme sur le fond : il fallait à tout prix éviter d’être pris en flagrant délit de péché et se conformer en conséquence à des comportements permettant de se protéger et de n’être pas critiquable ; garder l’apparence de la sérénité et de la force sans se livrer, en cachant les difficultés et les conflits intérieurs, qui n’en étaient pas moins présents pour être camouflés ou refoulés.
La marmite a fini par exploser et, dans les années soixante, on a renversé la vapeur en privilégiant le fond sur la forme. Mais, sans forme adéquate pour recevoir les problèmes de fond, ce qui devait être libération n’a été que défoulement. En se réappropriant le corps par l’instinct - sexe, nourriture - et en sacrifiant au seul plaisir, on perd le contrôle et on se retrouve en état de totale dépendance, comme l’est un animal.
Ni l’abandon au moi animal ni sa répression ne sont des voies humaines. Il nous faut partir de ce qui nous sommes et trouver les moyens qui permettent de le dépasser en l’intégrant.
Intégrer et dépasser le moi animal
Il nous faut réapprendre, entre autres, à accepter l’échec et à tirer partie de nos fragilités, car, bien que nous l’ayons oublié, c’est grâce à eux que nous évoluons. Au cours d’un stage "vaincre la peur", pour mettre cela en évidence, nous avons proposé aux participants l’exercice de ballon suivant : il s’agissait de faire des passes avec la tête dans un cercle où chacun se tenait par la main. D’abord convaincus de l’impossibilité de réaliser plus de quelques passes, les participants, mis en confiance, se reliant, comprenant les fragilités des uns et des autres et la façon de s’entraider, arrivèrent à vingt, trente passes... Ils se sont rendus compte que nous pouvons faire beaucoup plus que ce que croyait l’animal en nous. En accumulant les handicaps - des seaux d’eau près des jambes, par exemple, qu’on ne devait pas renverser - ils se sont aperçus que plus les handicaps se multiplient, plus on devient adroit. En faisant croître l’exigence, les handicaps, s’ils sont acceptés, suscitent nos qualités, nous amènent à donner le meilleur de nous-mêmes et favorisent la qualification. Ils donnent un cadre donc la forme. Pourquoi se sentir opprimé par le seau (qui devient ensuite inutile), puisqu’il permet d’atteindre le geste juste ? Alors que considérer le handicap comme un obstacle à l’évolution interdit celle-ci.
Le culte de la perfection et de la force est si puissant que nous n’acceptons pas de reconnaître nos faiblesses. ni de les montrer, de peur qu’autrui n’en profite pour nous manipuler et nous détruire. A partir du moment où je les assume, je me renforce pour les dépasser, tel un coureur qui fait des exercices pour combattre la fragilité de ses chevilles. Notre moi animal, comme notre éducation, nous poussent à masquer nos fragilités, à travailler nos points forts dans la conviction erronée qu’on peut compenser une fragilité par une qualité. Alors qu’il faut vaincre la fragilité pour que nos qualités puissent s’exprimer au mieux au lieu d’être entravées.
Toutes les techniques spirituelles d’Orient et d’Occident consistent, non à évacuer le moi animal mais à l’apprivoiser et à l’intégrer au service du moi humain, en dépassant les contradictions. Le yoga, le taï chi, etc, sont des voies pour se réapproprier le corps en l’humanisant et en le mettant au service d’une quête supérieure. Respecté, celui-ci devient un serviteur intelligent et harmonieux, source d’autres énergies et d’autres sensations que celles qu’on peut tirer du corps animal avachi.
Séparation puis réintégration dans un nouvel état de conscience : le circuit propre à la démarche humaine est alors bouclé. On était un avec son moi animal, on était comme un animal. On s’est ensuite séparé, on a pris de la distance, on a créé l’absence, on est devenu humain. Ensuite, en se réincorporant par le haut ce dont on s’était séparé, on développe sa spiritualité. On dépasse alors sa nature humaine et on se réintègre à une unité, non parce qu’on a éliminé la dualité, mais parce que la relation est d’ordre harmonieuse. Toutes les voies spirituelles sont des voies de réintégration à l’unité après acquisition du moi humain. Ceux qui parviennent à ce stade retrouvent la sensibilité de l’animal à la nature, mais dans un plan de conscience supérieur.


Fernand SCHWARZ