mardi 24 mars 2015

L'art du bonheur...


 

     Je doute fort que cette « journée internationale du bonheur » décrétée par l’ONU puisse rendre les gens plus heureux. Car une chose me semble bien certaine sur cette question complexe : le bonheur ne se décrète pas. Pourtant, si de nos jours le bonheur n’a pas la côte chez nombre d’intellectuels français, qui n’y voient qu’une chimère, tel n’est pas le cas dans le reste du monde, où la mode consiste, inversement, à mesurer le bonheur des peuples et des individus et à proposer des explications clés en main de ce qui nous rend heureux. Il en va ainsi de la multitude d’ouvrages de développement personnel qui proposent des recettes du bonheur, comme des études scientifiques, de plus en plus nombreuses, qui entendent montrer que notre bonheur provient de tel gène ou de telle substance chimique (dopamine, sérotonine) produite dans le cerveau. Tout cela n’est pas faux : il a été prouvé que certaines techniques, comme l’attention au moment présent ou la méditation, favorisent notre bien-être, et les neurotransmetteurs jouent un rôle non négligeable dans la qualité de notre humeur. Mais aucune de ces explications ne sont décisives : le bonheur d’un individu ne peut jamais se réduire à ses gènes, pas plus qu’il existerait des techniques universelles et infaillibles favorisant le bonheur. De même, on ne peut mesurer le bonheur des individus et des peuples par les seuls critères environnementaux, sociaux, politiques ou économiques, comme entend le faire le fameux classement de l’ONU des peuples les plus heureux de la planète. La lecture des philosophes d’Orient et d’Occident qui se sont penchés sur cette problématique montre que la question du bonheur n’est pas une science exacte, loin s’en faut, et permet de poser un regard critique sur cette obsession contemporaine du bonheur mesurable et maitrisable, sans pour autant renoncer à la notion même de bonheur.
      Dans son Ethique à Nicomaque, Aristote souligne la dimension universelle de la quête du bonheur, mais aussi le caractère relatif de ses contenus : un artiste sera heureux en créant, un intellectuel en pensant etc. Près de deux mille cinq cents ans plus tard, Freud reprendra cette idée dans Le malaise dans la civilisation en soulignant que le bonheur dépend de la constitution psychique propre à chaque individu : un introverti s’épanouira à travers « ses phénomènes psychiques internes » et un homme d’action « restera attaché au monde extérieur sur lequel il peut mettre sa force à l’épreuve ». L’idée commune aux deux auteurs étant que l’être humain s’épanouit selon sa nature, sa sensibilité propre.
     Mais Aristote soulignait aussi un point crucial : l’équation individuelle du bonheur se trouve dans un triptyque entre les conditions extérieures (famille, société, culture), la chance (hasard ou faveur divine qui nous a dotés d’une bonne nature) et notre entrainement (connaissance, exercices, conduite vertueuse). Le professeur Sonja Lyubomirsky (Université de Californie) ne dit pas autre chose lorsqu’elle affirme que le bonheur dépend pour environ 10% des conditions extérieurs, pour 50% des tendances génétiques et pour 40% de nos activités volontaires (Pursuing Hapiness : The Architecture of Sustainable Change). Comme nous ne pouvons intervenir sur les deux premiers points, les philosophes qui estiment que la poursuite du bonheur est essentielle ont concentré leur attention sur « ce qui dépend de nous », pour reprendre la célèbre maxime d’Epictète, l’esclave devenu philosophe est la figure de proue du stoïcisme de la Rome impériale. Si les stoïciens proposent à leurs adeptes de nombreux exercices spirituels (répétition de maximes qui aident à vivre, mémorisation des bons moments, introspection), le philosophe athénien Epicure avait déjà montré l’importance de la raison pour mener une vie heureuse, car c’est elle qui permet de discerner quels plaisirs sont bons pour nous et aussi de les modérer. C’est pourquoi Epicure définit la philosophie comme « une activité, qui par des discours et des raisonnements, nous conduit à la vie heureuse. » (Maximes et pensées).
      A partir de ce socle commun – usage de la raison, exercices pratiques, recherche d’une éthique de vie fondée sur la vertu – les philosophes d’Orient et d’Occident mettent très diversement l’accent sur telle ou telle pensée, pratique ou attitude pour parvenir au bonheur, lequel est conçu comme un état global et durable de satisfaction. Ce qui est fort intéressant à observer, c’est que les grandes lignes de partage ne se font pas entre les différentes aires culturelles. Ainsi le bouddhisme et le stoïcisme se ressemblent étrangement dans leur quête de détachement et d’impassibilité face à la souffrance, mais aussi dans les moyens proposés pour la vaincre. Et que dire de Spinoza, le grand philosophe néerlandais de la joie, dont l’approche philosophique s’inspire du stoïcisme et de l’épicurisme, mais qui est aussi si proche du Vedanta hindou en identifiant Dieu à la Nature et en proposant une éthique du bonheur fondée sur la reconnaissance de la non dualité entre soi et le monde. Dans la Chine du IVème avant notre ère, le sage taoïste Tchouang-tseu prend le contre-pied des valeurs confucéennes qui insistent sur l’ordre moral, la maitrise de soi,  le savoir, et qui font du vieillard l’idéal du sage. Lui insiste au contraire sur la flexibilité, la souplesse, le lâcher-prise. Pour être heureux, il faut épouser le mouvement de la vie et retrouver la spontanéité de l’enfant. Le sage authentique « danse avec le monde », dit Tchouang-tseu. Il est libre et joyeux, il est dépourvu « de tout penchant personnel » au sens où « il s’abandonne entièrement aux rythmes spontanés de la vie et n’en rajoute jamais. » (Tchouang-tseu, Livre 5). Par delà l’espace et le temps, il sera rejoint dans cette approche par Montaigne, qui insistera sur cette souplesse, cet amour et cette acceptation joyeuse de la vie, comme conditions du bonheur.
     Cette richesse de conceptions philosophiques montre que la quête du bonheur peut prendre mille visages et que chacun, quelle que soit sa culture, peut emprunter le chemin qui lui convient le mieux. Comme le disait joliment Montaigne : Il s’agit de « vivre à propos ». Vivre est un art et le bonheur n’est sans doute pas autre chose que le couronnement d’un art de vivre réussi.