Je doute fort que cette « journée
internationale du bonheur » décrétée par l’ONU puisse rendre les gens
plus heureux. Car une chose me semble bien
certaine sur cette question complexe : le bonheur ne se décrète pas.
Pourtant, si de nos jours le bonheur n’a pas la
côte chez nombre d’intellectuels français, qui n’y voient qu’une
chimère, tel n’est pas le cas dans le
reste du monde, où la mode consiste, inversement, à mesurer le bonheur
des peuples et des individus et à proposer des
explications clés en main de ce qui nous rend heureux. Il en va ainsi de
la multitude d’ouvrages de développement personnel qui
proposent des recettes du bonheur, comme des études scientifiques, de
plus en plus nombreuses, qui entendent montrer que notre bonheur
provient
de tel gène ou de telle substance chimique (dopamine, sérotonine)
produite dans le cerveau. Tout cela n’est pas faux : il a
été prouvé que certaines techniques, comme l’attention au moment présent
ou la méditation, favorisent notre
bien-être, et les neurotransmetteurs jouent un rôle non négligeable dans
la qualité de notre humeur. Mais aucune de ces
explications ne sont décisives : le bonheur d’un individu ne peut jamais
se réduire à ses gènes, pas plus
qu’il existerait des techniques universelles et infaillibles favorisant
le bonheur. De même, on ne peut mesurer le bonheur des individus
et des peuples par les seuls critères environnementaux, sociaux,
politiques ou économiques, comme entend le faire le fameux classement
de l’ONU des peuples les plus heureux de la planète. La lecture des
philosophes d’Orient et d’Occident qui se sont
penchés sur cette problématique montre que la question du bonheur n’est
pas une science exacte, loin s’en faut, et permet de
poser un regard critique sur cette obsession contemporaine du bonheur
mesurable et maitrisable, sans pour autant renoncer à la notion
même de bonheur.
Dans son Ethique à Nicomaque, Aristote souligne la
dimension universelle de la quête du bonheur, mais aussi le caractère relatif de ses contenus : un artiste sera heureux en
créant, un intellectuel en pensant etc. Près de deux mille cinq cents ans plus tard, Freud reprendra cette idée dans Le
malaise dans la civilisation en soulignant que le bonheur dépend de la constitution psychique propre à chaque individu : un
introverti s’épanouira à travers « ses phénomènes psychiques internes » et un homme d’action
« restera attaché au monde extérieur sur lequel il peut mettre sa force à l’épreuve ».
L’idée commune aux deux auteurs étant que l’être humain s’épanouit selon sa nature, sa sensibilité
propre.
Mais Aristote soulignait aussi un point crucial : l’équation
individuelle du bonheur se trouve dans un triptyque entre les conditions
extérieures (famille, société, culture), la chance
(hasard ou faveur divine qui nous a dotés d’une bonne nature) et notre
entrainement (connaissance, exercices, conduite vertueuse). Le
professeur Sonja Lyubomirsky (Université de Californie) ne dit pas autre
chose lorsqu’elle affirme que le bonheur dépend pour
environ 10% des conditions extérieurs, pour 50% des tendances génétiques
et pour 40% de nos activités volontaires
(Pursuing Hapiness : The Architecture of Sustainable Change). Comme nous ne pouvons intervenir sur les deux premiers points, les
philosophes qui estiment que la poursuite du bonheur est essentielle ont concentré leur attention sur « ce qui dépend de
nous », pour reprendre la célèbre maxime d’Epictète, l’esclave devenu philosophe est la figure de proue du
stoïcisme de la Rome impériale. Si les stoïciens proposent à leurs adeptes de nombreux exercices spirituels
(répétition de maximes qui aident à vivre, mémorisation des bons moments, introspection), le philosophe athénien
Epicure avait déjà montré l’importance de la raison pour mener une vie heureuse, car c’est elle qui permet de
discerner quels plaisirs sont bons pour nous et aussi de les modérer. C’est pourquoi Epicure définit la philosophie comme
« une activité, qui par des discours et des raisonnements, nous conduit à la vie heureuse. » (Maximes et
pensées).
A partir de ce socle commun – usage de la raison, exercices
pratiques, recherche d’une éthique de vie fondée sur la vertu – les
philosophes d’Orient et d’Occident mettent
très diversement l’accent sur telle ou telle pensée, pratique ou
attitude pour parvenir au bonheur, lequel est conçu comme
un état global et durable de satisfaction. Ce qui est fort intéressant à
observer, c’est que les grandes lignes de partage
ne se font pas entre les différentes aires culturelles. Ainsi le
bouddhisme et le stoïcisme se ressemblent étrangement dans leur
quête de détachement et d’impassibilité face à la souffrance, mais aussi
dans les moyens proposés pour la
vaincre. Et que dire de Spinoza, le grand philosophe néerlandais de la
joie, dont l’approche philosophique s’inspire du
stoïcisme et de l’épicurisme, mais qui est aussi si proche du Vedanta
hindou en identifiant Dieu à la Nature et en proposant
une éthique du bonheur fondée sur la reconnaissance de la non dualité
entre soi et le monde. Dans la Chine du IVème avant
notre ère, le sage taoïste Tchouang-tseu prend le contre-pied des
valeurs confucéennes qui insistent sur l’ordre moral, la
maitrise de soi, le savoir, et qui font du vieillard l’idéal du sage.
Lui insiste au contraire sur la flexibilité, la
souplesse, le lâcher-prise. Pour être heureux, il faut épouser le
mouvement de la vie et retrouver la spontanéité de
l’enfant. Le sage authentique « danse avec le monde », dit
Tchouang-tseu. Il est libre et joyeux, il est dépourvu
« de tout penchant personnel » au sens où « il s’abandonne entièrement
aux rythmes
spontanés de la vie et n’en rajoute jamais. » (Tchouang-tseu, Livre 5).
Par delà l’espace et le temps, il sera
rejoint dans cette approche par Montaigne, qui insistera sur cette
souplesse, cet amour et cette acceptation joyeuse de la vie, comme
conditions du
bonheur.
Cette richesse de conceptions philosophiques montre que la quête du
bonheur peut prendre mille visages et que chacun, quelle que soit sa
culture, peut emprunter le chemin qui lui convient le mieux. Comme le
disait
joliment Montaigne : Il s’agit de « vivre à propos ». Vivre est un art
et le bonheur n’est sans doute
pas autre chose que le couronnement d’un art de vivre réussi.