«Mais pourquoi restes-tu avec lui (avec elle) ? » Combien de fois avons-nous posé cette question à nos amis enlisés dans des histoires douloureuses ? Combien de fois nous sommes-nous demandés ce qui les poussait à persévérer dans des relations insatisfaisantes ? Non, c’est sûr, ce n’est pas ça, l’amour. Qu’est-ce que c’est, alors ? Un sentiment qui nous rendrait immuablement heureux ?
Certainement pas, nous dit la psychanalyse. L’amour, le « vrai », n’a rien à voir avec la sérénité. Même après le cap de la fusion des débuts, et contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, l’amour, ce n’est pas pépère; ça chavire, ça secoue, ça nous lie mystérieusement à l’autre dans une épopée qui échappe à toute rationalité. Exploration de quelques signes révélateurs.
Trouver l’autre mystérieux
L’amour est un mystère pour ceux qui le vivent, un mystère pour ceux qui le regardent. Nous constatons, mais nous ne comprenons pas. Pourquoi ? Parce que ce qui nous lie à l’autre est inexplicable. Aimer vraiment, c’est aller vers quelqu’un, non pas seulement pour son image (sa beauté, sa ressemblance avec tel ou tel), ni pour ce qu’il symbolise (un père, une mère, le pouvoir, l’argent), mais pour son secret. Ce secret que nous ne savons pas nommer, et qui va rencontrer le nôtre : un manque ressenti depuis l’enfance, une souffrance singulière, indéfinissable. « L’amour s’adresse à notre part d’inconnu, explique le psychanalyste Patrick Lambouley.Il y a un vide en nous qui peut causer notre perte. Eh bien, l’amour, c’est la rencontre de deux blessures, de deux failles, le partage avec quelqu’un de ce qui nous manque radicalement et que l’on ne pourra jamais dire. » L’amour vrai, ce n’est pas « Montre-moi ce que tu as » ou « Donne-moi ce que tu as pour combler ce qui me manque », mais plutôt « J’aime la manière dont tu essaies de guérir, ta cicatrice me plaît ».
Rien à voir avec l’hypothèse de la « moitié d’orange », déclinaison du Banquet de Platon (LGF, “Le Livre de poche”, 2008), qui nous voudrait incomplets parce que coupés en deux. L’amour nous rendrait alors « un » et heureux ! « C’est la cause de la faillite forcée de bien des couples, observe Patrick Lambouley. Quand certains s’aperçoivent qu’ils ressentent encore une insatisfaction, ils s’imaginent que c’est parce qu’ils n’ont pas trouvé l’homme ou la femme qu’il leur “fallait”, et qu’ils doivent en changer. Ce n’est évidemment pas le cas. » Aimer vraiment, c’est dire à l’autre : « Tu m’intéresses. »
Avoir peur de le perdre
Aimer, c’est avoir peur. Tout le temps. Freud, dans Malaise dans la civilisation (2), l’explique ainsi : nous devenons dépendants parce qu’il faudra que l’autre nous soutienne toujours dans l’existence. D’où la peur de le perdre. Explication lumineuse de Monique Schneider (3), philosophe et psychanalyste : « L’amour implique une prise de risque. Il suscite un phénomène de vertige, parfois même de rejet : on peut casser l’amour parce que l’on en a trop peur, le saboter tout en essayant de se confier, réduire son importance en s’attachant à une activité où tout repose sur soi-même. Tout cela revient à se protéger du pouvoir exorbitant de l’autre sur nous. »D’autant, souligne encore Freud, qu’Éros et Thanatos vont de pair. Je t’aime, je te détruis. Éros, c’est notre désir de nous lier amoureusement les uns aux autres?; Thanatos, c’est la pulsion de mort qui nous pousse à rompre le lien pour que notre moi reste tout-puissant. L’amour poussant à sortir de soi, le moi le combat. « C’est difficile de renoncer à soi, décrypte le psychanalyste Jean-Jacques Moscovitz (4). On sent bien quand on aime que quelque chose nous tiraille.
L’amour touche à notre être, à ce que nous sommes au monde. Peu de gens s’en rendent compte. Ils se retrouvent seuls et se sentent bien dans cette solitude puisqu’ils sont désormais à l’abri de cette pulsion de mort. Mais quand, dans l’amour, on a survécu aux déchirements, aux conflits, on atteint une zone formidable où rejaillit le sentiment. » L’amour vrai n’est pas un contrat d’affaires : c’est un sentiment violent qui fait courir un danger aux deux partenaires. Il ne faut jamais l’oublier quand on doute, quand l’autre semble nous « désaimer ». « Quand quelqu’un se défend, explique Monique Schneider, ça ne veut pas dire qu’il n’est pas amoureux. Il peut juste redouter de se retrouver les mains liées. »
Accepter de s’engager avec lui dans l’inconnu
Mais être persuadé que l’amour n’est jamais certain signifie que l’on a hérité d’un passé qui nous empêche de croire en nous et en l’autre. Pour aimer vraiment, il faut presque croire en une sorte de miracle. Freud parle d’attente croyante. Il faut entretenir le feu qui peut redémarrer, ne pas exiger de satisfaction immédiate. » Accepter l’inconnu, être patient…
Éprouver du désir
Aucun doute : aimer, c’est avoir envie de l’autre. Mieux, confirme Jean-Jacques Moscovitz : « Faire l’amour aide à aimer. Sans échange corporel, quelque chose dans l’amour ne se fait pas. L’amour demande du plaisir parce qu’il y a du désir. Et les amants qui s’aiment connaissent une jouissance supplémentaire. La différence des sexes s’annule dans le rapport. On ne sait plus qui est l’un et qui est l’autre. Les deux se confondent. Il y a désinvestissement de la valeur de l’organe. On fait corps. C’est une jouissance qui écrase. »Sans amour, le plaisir se vit comme un moyen de se débarrasser d’une tension, tandis que pour jouir dans une émotion qui dégage des ondes, des vibrations, une expérience forte, il faut aimer vraiment : « Dans l’amour, on obtient une jouissance autre », renchérit Monique Schneider.
Une baisse de désir signifie-t-elle un désamour ? Pas du tout : « Il est des moments de bonheur où l’on est tellement heureux que l’autre soit ce qu’il est que l’on peut simplement se satisfaire du fait qu’il existe », rappelle Monique Schneider. Au-delà de ces instants de contemplation, d’autres femmes dissocient amour et désir. « Ce n’est pas qu’il y ait moins de sentiments, développe Jean-Jacques Moscovitz. Au contraire. C’est un peu comme si se donner trop allait les faire disparaître. Intervient ici quelque chose de l’enfant qui n’est pas réglé, un idéal de l’amour beaucoup trop ancré dans l’idéal paternel. Elles ont été femmes et redeviennent des petites filles : la relation leur apparaît incestueuse. La dimension paternelle reprend le dessus, peut-être pour se protéger de cette peur de se voir dissoutes dans le corps à corps. »
Ces femmes se réfugient dans un amour adorateur, se défient de la relation sexuelle, qui doit à nouveau être apprivoisée. Elles peuvent alors passer par une autre forme de rapport physique, celle de l’étreinte : envelopper l’autre, le porter comme s’il était à l’intérieur de soi. Et quand l’envie revient, le désir suit. Rien de figé dans ces flux et reflux. Tout va et vient.
Se sentir exister
« Être aimé, c’est se sentir justifié d’exister », disait en substance Sartre. L’amour vrai, c’est cette expérience de légitimation au monde, cette illusion que notre amour est unique. L’autre est l’idéal incarné, et nous existons grâce à son regard. L’amour nous redonne un statut d’enfant convaincu de sa toute-puissance, convaincu que s’il n’existait pas, le monde raterait quelque chose. On s’élit l’un l’autre.Ce thème biblique de l’Élu, Freud le reprend à son compte pour bien distinguer l’amour vrai de l’amour charité tourné vers le bien. Nous investissons l’autre. Nous lui reconnaissons son importance radicale : nous l’estimons, nous le valorisons, nous le croyons irremplaçable. Nous avons fait une trouvaille, découvert un trésor. Nous ne sommes plus seuls.
L’autre nous apporte aussi son monde, une ouverture vers d’autres horizons, des émotions que nous ne percevions pas avec la même intensité auparavant. Nous sommes davantage « réveillés ». Nous avons le sentiment d’être à l’abri puisqu’il a su nous découvrir.
« Aimer vraiment intensifie notre sensation d’exister », conclut Monique Schneider.
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